numero 7
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2007

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fame / sazietà

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Manifeste de la faim de la poésie

par Rolland Caignard




«  S’il avait mangé dès le retour du camp,
son estomac se serait déchiré sous le poids de la nourriture…
Non, il ne pouvait pas manger sans mourir.
Or il ne pouvait plus rester encore sans manger sans en mourir.
C’était là la difficulté. »
M. Duras,
La Douleur.




Invité dans un salon littéraire – où un ami poète, très nuancé, m’avait annoncé qu’il y aurait de la musique avant toute chose – je me documentai sur les derniers écrits en matière d’Art poétique ; ce dont je ne fus pas déçu car les critiques contemporains s’y adonnaient, sans sembler y toucher, d’une manière ingénieuse.

Il insista pour que je sois à jeun. Ainsi quand j’arrivais à l’adresse qu’il m’avait indiquée, j’étais affamé. La consigne avait été respectée, car la plupart des invités étaient pâles et mouraient de faim.

Je fus surpris de me promener dans ce bal masqué de vache maigre, où la maîtresse de maison me présenta, sur un plateau, de rachitiques petits-pourmes, en précisant que, si je le désirais, je pouvais en choisir des virtuels sur l’écran incrusté dans les fauteuils en forme de guillemets. Plus tard, je compris que la virtualité transformait ces gourmandises jusqu’à les mé(ts)-connaître, ce qui demandait de nouveaux apprentissages dont une nouvelle manière de manger.


J’en pris un entre mes doigts. La consistance était-elle pâteuse ? Son degré de consistance était tout relatif, en parenthèses et pronom personnel. Etait-ce vraiment un corps ? Mon corps était-il cohérent ou compact ou corrélé au sien ? Comment ma bouche résistait-elle ? Ses éléments donnaient-ils une idée de son importance ?

Le petit-pourme avait l’air de ne pas savoir ce qu’il était ni même ce qu’il disait – entre nous, il ne parlait peut-être même pas – Et pourtant il parlait, peut-être.

Je constatai qu’il collait à mes empreintes d’identité, ce qui me provoqua pendant trois secondes une terrible aphasie.

Puis, comme je n’en avais jamais vu ni mangé, je m’adressai très poliment à une personne, assise près de moi, qui était habillée en casse et qui perdait, à chacun de ses mouvements, des caractères typographiques.

— Plaît-il ? dis-je.

Cette formule me vint si spontanément que je crus que ce n’était pas moi qui avais parlé. D’ailleurs, je ne suis pas encore sûr que ce soit moi qui aie parlé – le doute persiste ; probablement parce que, le doute étant le sel de l’esprit, les petits-pourmes étaient salés ; je ne sais si trop ou pas assez.

  — Plaît-il ?  récidivai-je.

Ma question cherchait à faire répéter ce qui n’avait pas été dit. Mon interlocuteur n’en fut aucunement dérangé. Il me répondit comme si j’avais été une vieille connaissance, tout en m’offrant des bas de casse. Je fus a-hu-ri de comprendre qu’il ne savait strictement rien de ces denrées, mais il pensa m’ouvrir l’esprit, à la place de la bouche, en m’indiquant leurs formes.

— Observez les formes ! Elles vous renseigneront beaucoup plus que tous

les discours, dit-il.

Ce que je fis sans toutefois réussir à trouver une définition : quels étaient leurs caractères essentiels ? Leurs limites ? Leurs contenus ? Comment déterminer leur composition ? Les ingrédients ?

Je m’interrogeais même sur leur disposition à être définis. Une définition était-elle possible ? Une définition constructive ou simplement une définition immédiate ?


Par maladresse ou par désir de la dévorer, je mordis un doigt de l’hôtesse alors qu’elle me tendait un petit-pourme copieux.

— Aïe ! Vous me mangez !

— C’est un besoin, dis-je stupidement.

— Ce ne serait pas grave si ce n’était qu’un besoin, dit-elle souriante.

Son visage se transforma ; c’était une autre femme.

— Qu’est-ce que cela pourrait être ?

— Une comédie.


Une autre personne, habillée en langue rose, s’écria, d’une manière insolite : 

— Ne faites pas le difficile ! Mangez-les puis vous aurez l’estomac plein !

Affirmation qui fut démentie par l’hôtesse qui circulait entre les fauteuils :

­— Ces petits-pourmes ne sont que des amuse-gueule. Ils ne peuvent rassasier un ventre.

La langue rose se contredit aussitôt : 

— Ce sont des amuse-gueule, ils n’existent que pour amuser la gueule. Le plat consistant viendra après.

— Ce que veut dire cette personne c’est que les amuse-gueule préparent ce qui vient. Ils adaptent le discours à la gueule, dit l’hôtesse.

— Non, ce que je veux dire, c’est que la gueule exprime la sensorialité, tandis que ce qui viendra exprimera le grand discours de gueule froide, précisa la langue rose.


Qu’entendaient-ils ? La bouche a besoin de préliminaire ? Je me levai pour saisir un petit-pourme qui avait la forme d’un petit pain.

Je perçus ainsi divers commentaires qui, au lieu de me renseigner avec précision et définitivement, rendaient mes connaissances confuses.

Une personne en forme de pâte me murmura à l’oreille : 

— Il n’y aura pas d’autre plat principal ! Nous mourrons tous de dénutrition !

Alors que sa phrase avait été presque inaudible, une tête, constituée d’un gros micro, l’entendit et apostropha la pâte : 

— Vous croyez que ces amuse-gueule sont le plat principal ?

— Ce que je crois n’a aucune espèce d’importance, rectifia-t-elle.

La langue rose caressait ces curieuses choses :

— La surface du petit-pourme est merveilleuse d’abord à cause de cette impression quasi panoramique qu’elle donne.

Un livre-objet déclara :

— Vous ne saurez rien, la cuisine n’existe pas dans cet appartement.

Un ready-made continua :

— Vous faites attention aux choses. Certains les mangent sans se poser de questions. Un marin qui naviguait entre deux eaux affirma :

— C’est un préliminaire sans importance.

Puis soudain, sans préavis, alors qu’on commençait à peine à se découvrir :

— Il est temps de se déshabiller pour se reconnaître, annonça gravement un masque en forme d’écran.


Les invités se dévêtirent comme s’ils avaient attendu un signal. Une fois nus, ils retrouvèrent leur place et leurs attitudes. Curieusement, la nudité ne les dénudait pas. Leur déguisement se voyait en transparence si bien qu’ils étaient vêtus de l’intérieur. Seulement, le catabolisme était si avancé que les muscles abdominaux, ne supportant plus la masse des viscères, engendraient un gonflement du ventre qui annonçait une fausse naissance.

De leur corps ne s’échappait qu’un gargouillement de plomberie qu’on aurait eu du mal à appeler lyrique. Ce concert des affamés provoqua une nouvelle conversation.

— Est-ce que les petits-pourmes peuvent cacher la faim ? questionna une orexine.

— On ne prouve rien la bouche pleine !

— Il n’y a plus de boulanger.

— On ne mange pas les petits-pourmes qu’avec la bouche.

— Vous avez vu ma brioche, ma berdouille, mon bombement, ma bedaine, mon buffet, mon renflement ?

— Le poids des petits-pourmes va vous faire mourir d’indigestion – la quantité n’est pas importante.

— Moi, je n’arrive pas à les manger. Je les tiens dans la bouche en attendant de les cracher.

— Les petits-pourmes sont une captatio benevolentiæ humaniste qui n’a plus de goût.

— Ils préparent le terrain agricole du symbolisme.


Puis les invités applaudirent pour le spectacle son et lumière qui allait retracer l’histoire et la sociologie des plus remarquables recettes de cuisine. Un homme monta sur une chaise :

— Voici le discours d’inauguration de la soirée, annonça-t-il cérémonieux. Si vous regardez la masse qui a été gonflée, cassante, qu’on nomme Pourme, on s’aperçoit que le terme « petit » est inadéquat. Elle est tendue et sa taille est d’un intérêt infime. Jusqu’à sa cuisson, il n'est comestible que par les grands pourmes qui n’ont aucune autorité légale pour se contorsionner en pourmique élevé. C’est ainsi qu’à chaque bouchée – et le terme bouchée est inapproprié – on meurt d’oralité et de mutisme. Enfin, je ne crois pas qu’il faille en tenir compte – dans un calcul inhumain. Enfin encore, croyez bien qu’ils constituent le renouveau de la nouveauté qui a circulé sous couvert de la faim de l’écriture et de l’onanisme qui l’accompagne.

Un silence monta et toutes les mains cherchèrent les Choses dans les plats. Choses ou Choses, pour ne pas répéter Petits-Pourmes sans rougir, tous les trucs qui tombèrent sous le sens furent à saisir l’instant propice… Une bouche s’écria :

— Tordez-lui le cou !

Et l’échange fut corporel. Là où l’éternité s’impose.

Les sensations se rivalisaient. Les écrits ne restaient pas. Dans un placard, à défaut de cuisine, des apprentis perdaient du temps à composer encore des petits-pourmes. Chaque heure était comptée par des bouches voraces qui dépeçaient, rongeaient, ingurgitaient, puis rendaient la métaphore épuisée.


Enfin, la maîtresse de maison nous rappela en dégorgeant, elle aussi. La rainbow shower est une technique de séduction consistant à montrer son romantisme en se faisant vomir dans la bouche.

On écouta. Le romantisme décadent. Le surréalisme désardent. Le réalisme témoignant. On ne comprit rien. Mais cette soirée fut le dernier Art poétique du siècle, dit quelqu’un qui souffrait d’une affection poétique. Une querelle s’instaura sur le fait de savoir si cette boutade provenait d’elle-même ou d’un monsieur qui était atteint de narcolepsie ou de cataplexie.

Alors que je sortais de chez mon hôtesse, ayant l’esprit d’escalier, où trônait un beau buste de femme qui se terminait en queue de poisson, un couple s’effondra devant moi, agonisant en se dévorant. Un homme s’écria que tout était fini alors que ça commençait :

— L’humanité a vécu et survécu!

Une femme se mangea la main gauche et garda la droite pour le lendemain.

— C’est la fin!

— Des scènes très simples de morts presque naturelles me laissaient complètement froid.

J’avais gardé un petit-pourme dans la poche pour l’exposer devant tous les médias de la terre, en toute intimité, mais, comme Orphée perdit Eurydice, le spectacle brouilla la vision de la matière et par conséquent la matière elle-même.

Il me sembla que c’était la fin des petits-pourmes. Mais qui étais-je moi pour l’affirmer ? Mon ami fut d’accord avec moi. Il écrivit un manifeste que je signai du nom d’un ami commun, que nous n’avions vu qu’une fois alors qu’il allait toucher son Revenu Minimum d’Insertion, dans la vie, de la vie à la mort. Il nous avait déclaré avant de disparaître définitivement :

— Ce qui se transforme, ce n’est pas tant le concept que son expression qui s’inverse. De l'écriture on passe à l'oralité. Ou bien quelle oralité ?

Ce qui n’était pas totalement faux, mais avait besoin d’être revu au moins dix fois. Néanmoins quand Baudelaire écrivait : « Eclater le discours ordinaire », hein ? A l’époque quelqu’un en avait besoin.

— A présent, il n’y aurait plus de discours ordinaire, dit mon ami en balbutiant, frayant sémiotisant, croyant m’aider.


Je retournai subrepticement revoir la maîtresse de maison, en grimpant sur les vrilles d’une vigne vierge, pour savoir si une réclamation était encore possible. Illusion ! Du reste, les petits-pourmes étaient déjà des réclamations ; à quelle autorité aurais-je dû me plaindre ? Mettre en négatif le centre du discours ? Du reste la négativité devenait si cruelle et contraignante que toute re-clamorexie se perdait, dans un brouillage, à l’épreuve d’elle-même, maigrissant de sa propre victoire.

— La re-clamorexie, ce monstre de contestation, avait déterminé la poésie dans le courant d’un sens qui part désormais dans l’autre sens, souffla un moribond, jeté sous un tapis.

La maîtresse agonisait dans une trace de substance de petites faims pourmiennes disséminées et je me l’incorporai comme il se doit.


Enfin, je ne me souviens plus. Toutefois, le langage s’était éteint, au moins pendant un instant, et sur les tables des bouches avides se débattaient, inassouvies, pour humaniser un discours qui n’existait plus.








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