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Francis Bacon,  Portrait of Michel Leris, 1976

 

 

Lettre sur les déportations
(à Pierre Bousquet)

di Antonin Artaud

 

(cfr. traduzione italiana)

Rodez, 16 mai 1946

Cher monsieur et ami,

Ayant été déporté d'Irlande, interné au Havre, transféré du Havre à Rouen, de Rouen à l'asile Sainte-Anne à Paris, de l'asile Sainte-Anne à Paris à l'asile de Ville-Évrard dans la Seine, de l'asile de Ville-Évrard dans la Seine à l'asile de Rodez, je connais les déportations, car la médecine se connaît par les douleurs et pour soigner les douleurs il faut les avoir souffertes, et je ne me serais pas avancé à vous parler de votre déportation en Allemagne en 1942, ainsi que vous me l'avez vous-même demandé, si les circonstances ne m'avaient mis comme vous en état de déportation. Étre déporté est en effet un fait et un état que je n'étudierai pas médicalement ou scientifiquement parce que je hais autant la médecine que la science, mais dont je puis vous parler comme quelqu'un qui en a longuement et j'oserai dire: méticuleusement souffert. Méticu eusemen veut dire que je me suis vu obligé comme vous de ne rien perdre des affres de ma déportation, parce que déporté, je nie suis vu en plus interné, et que j'ai eu en effet le temps pendant des années de paillasses et de cellules, couché sur des paillasses dans des cellules, de penser à ma situation de transplantéd'exilé. -[Enfin, cher Mr Pierre Bousquet, nous avons un corps : on nous a à tous donné un père et une mère, donné, je veux dire attribué, mais en réalité nous ne nous en souvenons pas, Les souvenirs de l'enfant commencent vers 8 mois ou 2 ans, en général, et avant nous ne savons pas où nous étions. - Moi, mes premiers souvenirs officiels commencent à 18 mois, avant Si je dis OÙ j'étais et que je le sais aussi par mémoire, on me traitera 2 encore de fou car mes souvenirs personnels ne concordent pas avec ceux de mon état civil, car les enfants que la société fait ne sont pas ceux que la nature fait. Mais passons. - Ainsi donc, vous, Mr Pierre Bousquet, vous êtes toujours cru vous appeler Mr Pierre Bousquet et c'est en temps que Pierre Bousquet et parce que vous vous appeliez Pierre Bousquet, donc un jour remonté du néant en France dans une famille de Français, que la France ayant été en guerre et ayant été vaincue vous vous êtes trouvé obligé, un certain jour, de vous soumettre sans protester à une mesure de déportation prise contre tous les jeunes gens de votre âge après la fin de la dernière guerre, sous le gouvernement crapuleux de Vichy. -Vous n'étiez pour rien dans les bisbilles entre Daladier et Hitler, mais celui qui vous avait mis dans la situation d'être déportés ayant été débarqué comme un péteux, son successeur Pierre Laval qui n'en était pas à une trahison ou un lâchage près, se chargea de vous lier les mains, aux exigences du vainqueur. Aviez-vous donc été vous-mêmes vaincus, non, vous étiez trop jeunes, mais il vous fallut Payer le prix à leur place de la déroute des soldats français qui aimèrent mieux se faire botter le cu que de se battre, comme le sacrosaint devoir les y obligeait. - Mais peut-être avaientils pensé eux aussi que ce n'était plus leur devoir de se battre dans les conditions où le gouvernement Daladier les avait entpapillotés pour le charnier.

Quoi qu'il en soit vous vous êtes vu un certain jour enlevé de votre domicile non par la force de la tempête, du mistral, des tornades, de la bourrasque, d'un orage électrique ou des autans, mais par cette espèce de force sans nom, et qui n'eut jamais que les petits visages, des indifférents qui la représentent et ne marchent que parce qu'ils sont pour ce faire commandés ou salariés, et qui ne vient, cette force, que de la décision unilatérale d'un certain nombre de larrons en foire qui représentent le gouvernement, la police, l'administration, et dans votre cas la carence de toute armée. - Être brutalement sorti de son pays, pour être transplanté dans un autre comme une plante en prévention de carie est affreux, et il est affreux d'être brutalement et sur un ordre tout à coup dé-paysé. Plongeur qui perdrait l'axe d'un paysage et dans le paysage un lambeau de son corps, comme s'il voyait tout à coup son corps passer dans le paysage comme le rouleau d'un kaléïdoscope tournant. C'est une image, une métaphore de styliste mais qui traduit une monstrueuse et insultante réalité. C'est que nous ne sommes pas les maîtres de nos corps. - Nos père-mère en disposèrent pour l'école, quand l'administration n'en dispose pas pour les bagnes d'enfants ou les écoles de redressement professionnel, et la société pour les prisons et les asiles d'aliénés, puis la société en dispose pour le conseil de révision, les prêtres pour le " viatique " et l'extrême-onction du cercueil; et la société en dispose pour la guerre tandis qu'elle reste à l'arrière pour trafiquer de marché noir. Et le gouvernement de Vichy vend pour combien de fois 3o deniers combien de milliers de corps de jeunes hommes, pour servir de serfs en pays étranger. - Mais l'horrible de la chose, Mr Pierre Bousquet, n'est pas pour moi la transplantation, il n'est même pas dans le fait de n'être pas son maître, il est dans l'insolite pouvoir de cette chose qui n'a pas de nom, et qui en surface mais en surface seulement s'appelle société, gouvernenient, police, administration et contre laquelle il n'y eut même pas, le recours, dans l'histoire, de la force des révolutions. Car les révolutions ont disparu, mais la société, le gouvernement, la police, l'administration, les écoles, je veux dire les transmissions et transferts de croyances par les totems de l'enseignement, sont toujours restés debout.

Et on pourrait croire qu'il n'y a rien à faire.

Le jour de votre déportation en Allemagne, au milieu de cette petite angoisse qui vous saisit d'être conduit vous ne saviez où, et transporté hors de chez vous, vous vous êtes trouvé encadré. Passé on peut dire de main en main par des hommes qui, pour la part qui à ce moment-là leur revenait, représentaient cet indéfinissable pouvoir.

Que la police vienne s'asseoir devant vous dans un café comme cela m'a été fait à moi, ou que des gens à la solde du gouvernement vous fixent rendez-vous un certain jour, voire un certain matin, à une certaine heure, à un certain endroit pour vous emmener avec eux en Allemagne, est une de ces obligations immorales, une de ces contraintes, de ces lénifiantes oppressives contraintes contre lesquelles il n'y a rien à faire.

Et on peut se demander d'où cela vient?

Car au premier plan tout se passe comme à la bonne franquette et on n'est pas de Prime abord malmené. -Quelque abjecte soit la mesure prise contre lui, celui qui s'y soumet benoîtement et doucernent peut espérer bénéficier devant lui d'une espèce de commutation de peine et que la peine, comme un commutateur d'électricité retourné sur les ténèbres de la haine, change, de par son attitude, avec lui. C'est ainsi que les violés endorment l'esprit du viol en s'offrant tous membres ouverts à la gourmandise de l'effracteur. Et n'y a-t-il pas dans la déportation un viol, une entrée par effraction douce (douce d'abord) d'une horde de corps étrangers dans le vôtre, ceux d'abord de la police traître qui vous expédie à l'étranger, ceux de toutes les populations de marché noir qui vous emmènent et vous repoussent à l'étranger, et à l'étranger enfin, en principe les corps des hommes étrangers.

Je me suis toujours demandé, ce qui provoque dans l'histoire notre soumission à nous individus à cette espèce de coercition désarmée, ce qui fait que quand l'appareil social, administratif ou policier s'ébranle nous ne pensons pas à première vue à protester. - Il y a de-ci de-là des révoltes bien sûr, mais toujours le vieux cadre revient comme s'il était entendu que la révolte n'est là qu'en vue d'un réajustement du cadre, alors que c'est le cadre lui-même : la société, qui doit s'en aller pour que les gens puissent vivre en paix. La société a contre nous la force, c'est entendu, mais d'où vient-elle sinon de notre adhésion à tous à la force de la société, et ce n'est pas un fait, mais une idée. - C'est une simple, fausse idée de nos corps qui depuis si longtemps nous opprime, et qu'attendons-nous pour la faire sauter?

Vous avez donc été emmené par contrainte en Allemagne. -Vous vous êtes trouvé astreint à entrer dans un convoi de jeunes Français déportés, et votre corps qui sortait de chez vous, allait dans les librairies, les expositions de peinture, les théâtres, les cinémas, les cafés, qui allait déjeuner ou dîner chez des amis, qui allait dans les bibliothèques ou les musées, qui s'achetait librement les costumes qui lui plaisaient, se faisait tailler chez son coiffeur ses cheveux selon la coupe qui lui plaisait, et choisissait la lotion du shampoing de la coupe qui lui plaisait (car c'est de l'humour la liberté), ce corps, dites-vous, s'est vu habillé en chauffeur, on l'a mis sur une locomotive, et il n'y avait plus de coupe ni de shampoing, plus de complet bien repassé, plus de chemise fraîche tous les jours (je vous comprends car la chemise que j'ai eue à moi après six ans d'internement, fut celle qui me fut donnée par madame Régis sur l'ordre du Dr Ferdière. Une chemise de ville avec un col et une cravate car le Dr Ferdière ne voulut pas que je sois habillé ici en interné).

Comme chemise et comme complet vous n'eûtes donc plus qu'un bombardement d'escarbilles et vous passiez vos jours à enfourner le charbon à la pelle dans le ventre d'une mécanique que vous auriez bien envoyée se faire tamponner ailleurs.

Et à la souffrance de la déportation se mêlait en vous la souffrance de l'exil.

Il y a dans l'exil un envoûtement, celui de cet esprit étranger qui recouvre nuit et jour un homme et lui demande de suer sa conscience dans son sens, c'est du modelage par opération. - Vous m'avez dit que vous n'aviez pas été malmené. - Car on ne malmène que les récalcitrants, ce n'est pas la méthode ou la manière, je veux dire le procédé secret, le comportement profond de l'oppresseur en face de l'opprimé que de lui abîmer d'abord son corps. Le conquérant ne détruit pas le vaincu, il n'a pas intérêt à se débarrasser du vaincu mais à le pénétrer d'un venin propre jusqu'à ce que le semblable s'assimile au semblable en lui, et que le vaincu ne soit plus là mais son corps seul avec la conscience du seul vainqueur; cette opération de par le monde est courante, mais ce qu'on ne sait pas c'est qu'elle est volontaire et concertée et elle est faite, je veux dire vécue par un certain nombre d'individus qui n'ont pas d'autre fonction que de penser aux individualités intéressantes, et de faire tout pour leur communiquer le virus de déportation, d'internement, d'emprisonnement, de servage, et celui de nationalité.

Hitler pratiquait cette opération en grand. - Au vrai il ne s'appelait pas Hitler lui-même, parce que Hitler n'est pas un nom qui en yougoslave, en moldo-valaque, en tchèque peut se mettre sur le plan de hip-hip hourrah, alleluia, hosanna, de pro. fundis, mais un mot, une espèce d'exclamation qui peut se mettre sur ce plan-là quand le nom de famille ne s'y met pas.

J'ai oublié son nom de famille mais je l'ai rencontré a Berlin en 1932 dans un café qui aurait voulu être ce qu'était le Dôme à Montparnasse mais qui n'y parvenait pas, et qui s'appelait le Romanischès café. - Café des romanichels. - Car le soidisant Hitler se faisait passer pour un soi-disant bohémien, je tournais un film sans importance appelé Coup de feu à l'aube . J'en avais tourné un dans le courant de l'année précédente au souvenir duquel par contre je tiens et qui s'appelait : l'Opéra de quat-sous et où j'avais reçu la visite d'un gendarme qui me fit peur, puis qui se révéla comme un ami et me dit cracher sur l'hitlérisme. Mais l'authentique Hitler du Romanischès café me dit au contraire vouloir imposer l'Hit-lérisme comme on imposerait le hip-hip huraïsme, et comme on a voulu créer un jour l'Eurasie (Europe-Asie). Tout à la lyre, etc. je lui dis qu'il était toc-toc d'avoir des idées comme cela. Et que d'ailleurs je le connaissais depuis longtemps comme un soidisant initié, c'est-à-dire comme un mégalomane envoûteur, et l'un des types les plus accomplis de la race de ceux qui ont la prétention de mener les peuples non par des actes, mais uniquement par des idées, je veux dire des mouvements comme magnétiques d'idéation, je veux dire des ondes psychiques, etc. Il s'ensuivit une épouvantable bagarre au cours de laquelle le soi-disant Hitler fit appeler la police pour me faire arrêter. Et elle vint en effet et dans la bagarre prit ma défense contre ce répugnant Moldo-Valaque qui ensuite prit le commandement de l'Allemagne sous le nom présupposé d'Hitler. - Car cet Hitler-là, l'Hitler de l'histoire, était en réalité un Moldo-Valaque, c'est-à-dire le fils d'une race d'anciens pendus connus pour leurs ténébreuses manigances sur le souffle des anciens morts. - Hitler est mort mais sa race n'a pas fini de nuire et elle le voit toujours et l'appelle partout. Vous connaissez la légende de la mandragore, cette espèce de souffle semence qui pousse, dit-on, au pied des potences, sous les cadavres des pendus, et qui serait venu d'une projection de leur sperme au moment de leur strangulation. Hitler en secret s'en prétendait issu. - Car ce n'est pas seulement votre déportation à vous, Mr Pierre Bousquet, que les Moldo-Valaques de Berlin avaient préméditée mais bien d'autres. - Et ils ne sont pas à l'heure présente à bout de préméditation, mais ils sont retournés en Moldo-Valachie. - Car tout le monde a souffert de l'hitlérisme sauf les authentiques Hitlériens qui ne se sont pas déclarés vaincus, mais en se servant de je ne sais quel tour de passe-passe sont parvenus à s'esquiver d'Allemagne et sont revenus dans leur pays.

De par leurs manigances et tours de passe une déportation plus grave nous guette tous, quelque chose comme un transfert de je ne sais quoi de nous-mêmes vers on ne sait où, alors que, nous, nous ne serions plus là, et que l'hitlérisme aurait pris partout notre place à la place d'une Europe et d'une Asie, dans quelque chose comme une Eurasie. C'est un mythe mais il y en a d'autres. Car nous sommes environnés de Mythes qui veulent s'accoucher sur nous, que faire?

Construire une scène de planches pour y danser les mythes qui nous martyrisent et en faire des êtres vrais avant de les imposer àtous par la mandragore séminale de la semence des idées.

A vous
amicalement.

Antonin Artaud

P.-S. -Danser c'est souffrir un mythe, donc le remplacer par la réalité.