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Francis Bacon, Lying Figure with Hypodermic Syringe, 1963

 

 

 

 

L'expérience d'autrui
(Résumé de cours 1949 - 1952)

di Maurice Merleau-Ponty

(cfr. traduzione italiana)

 

Notre problème n'existe sous forme manifeste que depuis cent ans. Pourquoi?

Il n'y a pas de problème d'autrui pour certaines philosophies.

Empirisme absolu. - Pour une telle philosophie le moi se réduit à une série d'états de conscience que je saisis en moi-même ; autrui constitue une autre série psychologique distincte de la mienne et inaccessible : sa position apparaît donc comme inconcevable. Mais pour un empirisme conséquent, on ne peut pas plus affirmer le moi qu'affirmer autrui, étant donné que l'on n'a l'expérience que d'une série d'états qui se déroulent et non du moi ; d'ailleurs, une telle philosophie n'est certaine de rien et toute pilolosophie qui s'énonce, dément par là même qu'elle est empirique.

Conception purement réflexive. - L'esprit est capable de se saisir lui-même avec une certitude absolue ; je me découvre moi-même comme un sujet absolument actif, le moi ne saurait être, en aucun cas, assimilé à un individu dans une situation locale et temporelle, il est pure coïncidence avec soi-même ; l'esprit se définit par la conscience de soi. Le moi passe donc dans le domaine de la valeur.

Autrui ne réside pas dans son corps, ce qui serait incompatible avec la notion de l'esprit, et d'autre part, l'esprit, par définition, ne peut se voir de l'extérieur (le moi ne peut se rencontrer que dans l'expérience propre), donc, dans une telle philosophie ce que nous appelons expérience d'autrui est purement et simplement dépourvu de sens. Je pense que l'autre est pour soi ce que je suis pour moi (Descartes, Méditations).

Il y a problème d'autrui quand je ne me réduis pas à une série d'expériences psychologiques et quand cependant je ne puis pas m'attribuer la qualité d'un sujet éternel et unique ; on peut alors admettre ce singulier rapport entre un esprit et cet appareil corporel qui le porte (Husserl).

Quand on a quitté ces deux points de vue, à partir de ce moment-là, il y a un problème d'autrui : il y a un .esprit incarné avec lequel on peut entrer en contact. Donc, notre problème pourrait être considéré comme un miroir du problème du moi.

Il se relie en même temps au problème du monde. Nous venons de voir que ce n'est pas dans n'importe quel cas, dans n'importe quelle situation que se pose un problème d'autrui ; il en est de même pour le problème du monde. Celui-ci ne se pose pas, à proprement parler, dans l'empirisme radical où le monde n'est qu'un simple titre de classes pour désigner la série des états psychologiques ; il ne se pose pas non plus dans le rationalisme absolu selon lequel il est possible de s'installer dans la position de Dieu et d'apercevoir la totalité de l' ^Etre.

La notion devient problématique lorsqu'on remarque que le monde est une totalité qu'on ne peut pas totaliser. (Kant: monde conçu comme une idée-limite sous laquelle nous désignons une série indéfinie et ouverte d'expériences liées entre elles par des liens rationnels.)

La notion d'expérience (Erfahrung) met en évidence ce qu'il y a d' original dans notre relation avec 1' être; de même pour qu' autrui devienne problème, il ne faut pas le poser absolument,' mais comme expérience progressive.

En réalité, les deux problèmes ne sont pas seulement parallèles les, mais liés intérieurement, car, de toute évidence, c'est dans le monde que nous pouvons avoir quelque chance de rencontrer' une expérience d'autrui. Il ne s'agit donc pas pour nous de supposer certaines conceptions du moi ou du monde et de voir ce qui en résulte à propos d'autrui, mais d'examiner comment il faut concevoir le monde pour qu'autrui soit pensable.

Revenons donc sur cet état d'ignorance du problème d'autrui; pour préciser pourquoi il y est privé de sens.

L' attitude centrale à partir de laquelle il n'y a plus de problème d'autrui est celle qui consiste à dire que la passivité pour 1'esprit est absolument impensable : 1'esprit fait l'unité de la multiplicité qui constitue l'objet (pour que je puisse percevoir une feuille de papier, il faut que je ne sois pas un élément du papier) c'est moi-mème qui me représente passif, me confondant avec mon corps, mais je ne le suis pas

Ceci a immédiatement pour conséquence une certaine conception de l'objet qui se définira entièrement par l'extériorité de ses parties (Descartes : partes extra partes), le moi devra donc se concevoir non pas comme sens intime, mais comme pur je, sans contenu, non individué dans le temps. Autrui ne sera pas davantage incarné et situe', le problème disparaît donc. Ainsi Kant ne perçoit pas comme problème le passage de ce qui est vrai dans sa conscience à ce qui est vrai dans toute conscience ; il ne pose ni autrui ni moi- même comme situés.

Dans une telle conception, il n'y a pas de problème philosophique, il n'y a qu'un problème psychologique (cf. analyse de l'espace) : autrui est problème de simples contenus et non problème transcendantal de structure.

En fin de compte, autrui n'est pas problème parce qu'une telle philosophie a tellement purifié objet et sujet qu'il n'y a plus de possibilité pour une représentation comme celle d'autrui qui devrait être sujet-objet. On n'aura pas d'autre ressource que de dire que c'est une représentation qui ne résiste pas à la réflexion.

Donc, en un sens, une telle philosophie rend notre problème chimérique et inexpugnable. Si l'on essaye de montrer au philosophe réfléchissant que ces objets-sujets font tout de mème partie de notre expérience, comment, dira-t-il, quelque chose qui n'a pas de sens peut-il faire partie de notre expérience ?

Descartes a mentionné très brièvement ce problème, mais, si l'on considère l'ensemble de sa philosophie, il avait le droit de ne pas se le poser avec insistance ; il pouvait jeter une lumière sur l'union de l' âme et du corps parce que l'identité en Dieu de l'essence et de l'existence nous fait saisir une possibilité de solution. Descartes nous remet en présence du monde dans la 5°et 6° Méditation ; dans sa philosophie, le monde a un sens parce qu' il est créé par Dieu, mais les cartésiens modernes ne peuvent opérer ce retour au monde parce qu'ils ne posent pas Dieu, le monde est donc un non-sens.

Si l'on veut avoir une attitude positive à l'égard du monde sans postuler un infini qui offrirait la solution de tous les problèmes, il nous faut penser les paradoxes inhérents à ce monde, en particulier celui d'autrui.

Le but est ici de décrire les objets du monde avec leurs racines subjectives, afin de reprendre conscience de notre véritable contact avec le monde ; de voir comment le monde nous parle de l'homme.

Partons d'un exemple qui a servi dans les conceptions objectivistes la perception du cube (cf. analyse de Lagneau; Célèbres leçons et fragments, P.U.F., 1964)

Il est facile de montrer que le cube est l'objet d'un jugement dans lequel la distinction de celui qui juge et de celui qui est jugé reste nette. En effet, nous n'avons qu'une vision successive des faces ; si je crois au cube, c'est que, en moi, l'esprit redresse l'apparence pour que je perçoive. De ce point de vue, voir n'a pas de sens : dès qu'il y a vision du cube, cela signifie que notre. regard est habité par une inspection de l'esprit.

Cette analyse classique se heurte à une difficulté : elle suppose, au moins idéalement, que nous avons une certaine vue persperspective sur le cube et que, partant de cette vue, une saisie intellectuelle permet de le reconstituer.

Mais les choses se passent-elles ainsi dans la perception ?

Regardons un homme à grande distance : on ne peut pas dire que cet homme est gros comme une mouche, mais la distance n'est pas homogène à la hauteur et a la largeur: elle est la dimension de l'inactualité. Cet homme est une présence qui, pour 1'instant, est loin, mais est, là-bas, telle que je l'éprouverais si je le voyais de près.

En perception libre, il n'y a aucune commune mesure entre l'objet proche et l'objet lointain parce qu'ils se situent dans deux dimensions différentes.

La route qui fuit vers l'horizon ne se rétrecit pas réellement; c'est seulement après analyse que l'on peut dire que ce spectacle comporte les caractères que lui donne cette description.

Mais la perception de l'objet est différente de ce que nous en donne, apres coup, notre analyse. L'objet (au sens étymologique de chose étalée devant mon regard) est environné par un horizon intérieur et un horizon extérieur (Husserl) qui annonce une ouverte et indéfinie de perceptions complémentaires que nom pourrions obtenir si nous changions de point de vue. La perception est la synthèse de toutes les perceptions possibles ; cette synthèse est réalisée par le pouvoir que je possède de me déplacer.

La chose perçue est un système d'expériences : si je fais tel mouvement, j'obtiendrai tel résultat ; c'est ma corporéité qui rend possible ce système de " Wenn... so " ; ce n'est pas un système de rapports entre variables objectives la perception joue sur des rapports entre moi en tant que j'ai un corps et le monde.

La chose m'apparaît dans certaines perspectives ; le perspectivisme de notre perception n'est pas exprimable par un rapport objectif entre grandeurs ; il n'est pas comparable au schéma que la géométrie m'en donne. En effet, dans la perception, mon corps joue le rôle de mesurant absolu, mais ce n'est pas encore mesurer, c'est rendre possibles toutes les mesures, la distance n 'est donc pas une grandeur objective ; c'est le degré de précision de la prise de mon regard sur la chose. En un sens, moins que les classiques, nous affirmons que d'emblée, à travers elle, nous allons à la chose et en un autre sens nous l'affirmons plus parce qu'elle est insurmontable.

Les analyses classiques nous donnent la perception comme pour un tiers témoin entre l'objet et celui qui perçoit ; on s'est place dans la position d'un sui et qui serait pur spectateur. Tout ceci nous conduit à définir la chose perçue comme une physionomie (Gestalt). Depuis Spinoza, il était admis que percevoir un cercle ne pouvait être rien d'autre que reconstruire intellectuellement le cercle. En réalité, nous appréhendons une physionomie du cercle qui nous fournit sa courbure sans impliquer sa formation intellectuelle. Le cercle est une certaine manière de mettre à l'épreuve notre rapport général à l'espace tel qu'il est fondé par le regard que nous fixons sur les choses. Il a sa manière à lui de tirer sur les liens que nous avons avec les choses c'est là sa physionomie. Nous disposons de certains niveaux qui représentent notre ancrage dans le monde ( horizontale, verticale, proche, lointain de l'objet, vision nette ou confuse) que la physionomie fait varier. La chose est toute entière structurée par notre rapport d'être incarné dans le monde.

Le monde n'a de signification que parce qu'il a une direction; toute localisation des objets dans le monde présuppose ma localité ; en un sens l'objet de la perception ne cesse pas de nous parler de l'homme, il est expressif de nous comme sujet incarné. L 'objet est déjà en face de nous comme un autre, il nous aide par là à comprendre comment il peut y avoir perception d'autrui.

De plus, nous sommes non seulement un corps sensoriel, mais encore un corps porteur de techniques, de styles, de conduites auxquels il correspond toute une couche supérieure d'objets : objets culturels que les modalités de notre style corporel affectent d'une certaine physionomie. La notion d'objet culturel, presque pas considérée dans les theories classiques de la perception, prend aujourd'hui une importance extrême.

L'ustensile s'adresse à mon activité, il la déclenche déjà, même la perception sensorielle comporte entre moi et l'objet un rapport physionomique : il suffit, pour que l'ustensile soit reconnu, d'un minimum de perceptions sensorielles et c'est alors son utilité qui s'impose. La perception de l'ustensile tend à devenir une catégorie spéciale de perception (Heidegger : distinction entre "zu Handen " et " vor Handen ").

Analysons un objet culturel antérieur à la zone du langage; Par exemple la perception d'un tableau sans personnage humain. Un tableau manifeste d'un certain rapport culturel au monde ; celui qui le perçoit, perçoit en même temps un certain type de civilisation. Dans les cas où l'art a cherché à se faire aussi peu subjectif que possible (peinture italienne de la Renaissance), dans cette volonté même, cet art est l'expression d'une certaine manière d'être homme. La perspective planimétrique, inventée, dans ce but, est un moyen énergique d'égaliser le monde parce qu'elle permet la représentation cohérente de la multiplicité des objets sans qu'ils empiètent les uns sur les autres ; le peintre se résoud a ne plus sacrifier un objet à un autre. Or, ainsi comprise ; elle exprime une certaine attitude objectivante a l'égard du monde.

Cf. Panofsky, La perspective comme forme symbolique, Editions de Minuit, 1975.

La perspective n'est pas naturelle, mais est un parti-pris. Plusieurs systèmes sont possibles (la peinture grecque employait la perspective angulaire).

- Une fois acquise, cette image du monde paraît naturelle. On finit par percevoir selon ce système. Les peintres qui, pour la première fois, ont employé la perspective ont cru la découvrir dans les choses et non l'inventer.

Donc pour établir que la perspective est une forme symbolique, il faudra montrer les implications de cette perspective. L'expression telle qu'elle est réalisée dans la perception d'un tableau est anthropologique et apparaît comme une proprieté de nature.

La peinture grecque donne un privilège au corps, la spatialité n'y est connue que comme l'écart entre deux corps ; l'espace est un agrégat, il n'y a pas dans ces tableaux un unique point de fuite, mais plusieurs axes de fuite divergents. Ce que nous lisons dans des tableaux de ce genre est cette attitude envers le monde qui s'exprime par une certaine incohérence et quelque onirisme ; la perception de cette perspective est celle d'un certain style d'être qui nous apparaît, à nous, surtout, rétrospectivement. C'est nous qui parlons d'" Unfestigkeit" alors que les Grecs ne l'éprouvaient peut-être pas ; mais on ne peut supposer un seul instant qu'ils ne l'aient pas du tout sentie.

Les artistes ont déjà présent un certain sentinent du monde ils ont cherché quelque chose qui vienne compléter leur système d'expression de l'espace ; c'est l'ensembie des tensions intérieures à leur sentiment qui les oriente.

La peinture romaine utilise un système plus parfait de projection : sur une surface courbe. Le probleme est présent aux peintres, mais à l'état spéculatif.

La peinture du Moyen Age "remplit" ses tableaux plutôt qu'elle ne cherche, à travers eux, à représenter une vue sur le monde. Le problème de la perspective est à l'etat de latence; il est cependant présent, car l'art nouveau introduit, malgré tout, certaines relations entre les objets par la couleur, il correspond a une métaphysique de la lumière.

La peinture byzantine découvre la valeur expressive de la ligne. Elle est fidèle à la peinture grecque, mais pas assez à son inspiration, le probleme n'est pas clairement et consciemment repris..

L'art roman conserve et dépasse à la fois l'Antiquité ; il la conserve en unissant spatialité et corporéité par la surface ; il la dépasse en affirmant la possibilité d'expression graphique par la ligne.

L'analyse de Panofsky nous met en garde contre deux erreurs en ce qui concerne l'interprétation de l'histoire de l'art.

1 Il serait faux d'imaginer qu' il y a derrière les peintres, pour aboutir à ses fins, un esprit du monde (surartistes de Malraux). On n'a pas affaire à un inconscient historique qui dirigerait les peintres à leur insu ; il faut comprendre que le peintre travaille et ne pense pas l' histoire universelle.

2 Il ne faut pas croire que le développement de la peinture est le fait de hasards. Quelque chose guide les peintres dans leur travail un problème senti sourdement comme une situation non résolue. Il y a une sorte de rationalité de la peinture ; on ne peut donc parler ni de " surartiste " ni de " torrent d'histoire ", mais tous les peintres font partie du même monde pictural, un problème se présente à tous. Dans un tableau nous lisons une histoire silencieuse dans la mesure où le problème n'est pas explicite.

Durer élargit notre définition de la perspective (Durchsehung) à partir du moment où l'on se fait l'idée que le tableau doit signifier le monde, il cesse d'être un élément du monde. Si l'on considère le tableau comme un être culturel, il ne réside plus sur sa surface, ses objets sont échelonnés à différentes profondeurs. Ceci implique toute une conception du monde ; le tableau est fait pour convertir le monde en sa signification. Le tableau pictural ne reside pas au point de l'espace où est la toile ; il apparaît en ce point-là, mais n'y est pas (Sartre L 'Imaginaire, Gallimard, coll " Folio-Essais ") ; le monde est quelque chose à construire.

Vinci, comme ses contemporains, a rêvé d'une langue universelle ; le peintre n'a pas besoin d'un art d'expression , en se conformant aux bis de la perspective, il peut construire du beau. Leur projet était celui d'une peinture qui donne un objet absolu en rapport avec un sentiment du monde.

Mais c'était là une illusion ; la peinture est en rapport avec un certain style d'homme. Panofsky montre, dans son analyse, que ce procédé ne pouvait à lui seul garantir ce que les peintres en attendaient ; les grands illusionnistes emploient la perspective, et pourtant ils ne nous donnent nullement l'objet, mais au contraire ce qu'il y a de déformant dans notre perspective (plafonds de Tiepolo), ses bis peuvent être utilisées pour exprimer l’apparence.

Rembrandt n'emploie ni orthogonale, ni parallèle au plan frontal ; ses tableaux nous donnent alors l'impression de tourner sur eux-mêmes. Chez les Italiens, par contre, l'objectivisme l'emporte ; leurs intérieurs ressemblent a une architecture dont on aurait enlevé un coté. Nous voyons donc combien, par elle-même la perspective est ambiguè; elle est sujette à deux reproches:

- un excès de subjectivité

- un rationalisme trop étroit (critique des peintres modernes).

Ces deux critiques sont justes et nullement contradictoires.

Pour que la peinture sorte de ce dilemme, il lui faudra renoncer à concevoir la perspective comme un procédé qui se suffise et qu'elle apprenne à la considérer comme un élément de l'effort de création à composer avec les autres.

Cézanne : au début n'utilisait pas la perspective et voulait rendre l'objet par la couleur. Mais dans la dernière période, il l'a observée partiellement.

La peinture contemporaine essaie un mode d'expression autre, qui consiste à rendre inséparables l'aspect subjectif et 1'aspect objectif (Braque : les objets saignent, ils ont valeur de complexes au sens freudien).

La perspective planimétrique est une des formes symboliques par laquelle les hommes ont essayé de conquérir le monde. Le monde nous renvoie notre image ; nous percevons dans les objets culturels une certaine atmosphère humaine, un rapport à la vie de l'extérieur et de l'intérieur. Leur signification anthropologique n'est pas un état d'âme, mais une certaine articulation de l'intérieur sur l'extérieur d'une culture, d'un individu.

Cf. Hegel (Esthétique, Flammarion, coll. " Champs") la peinture est la subjectivité sentante, elle se définit par le parti-pris de renoncer à la troisième dimension ; par elle l'oeuvre d'art n'est plus quelque chose qui existe en soi à la façon de la statue ; le contenu du tableau n'existe que pour le sujet, pour le spectateur.

" On dirait que le spectateur est là dès le début..." […]

 

b) Dans l'expression dramatique

[…] L'expression dramatique ne consiste pas à chercher des signes dont la signification serait donnée à part d'eux ; en fait, il y a rapport direct entre l'usage du corps et la signification de la pièce qui reste un rapport magique. Il s'agit d'obtenir une adéquation entre une conduite et un sens qui sera en mème temps adéquation entre le public et le spectacle, l'attitude est à inventer. Le rapport entre la façon de jouer et le sens de la pièce n'est pas garanti par une analyse intellectuelle ; on peut alors admettre que l'exprimé et l'expression sont réciproques et indiscernables, ils se réciproquent comme le sens de la poésie se réciproque avec l'expression poétique. La réalisation du sens de la pièce est une véritable recréation. C'est cette " magie " moderne que nous voudrions saisir d'un peu plus près.

Dans le Paradoxe sur le Comédien, Diderot avait en vue quelque chose de ce genre : " l'auteur vrai est froid et tranquille - c'est un imitateur attentif, un disciple réfléchi de la nature", dit Diderot, mais entre son idée initiale et ses formules il existe une différence dont il faut tenir compte ; sa thèse est que l'acteur ne vit pas son rôle comme il vit sa vie ordinaire :

- il n'y croit pas comme à une réalité, il comprend ce qu'il fait ; son émotion vient de la tête et non du coeur

- cette compréhension du rôle n'est pas une imitation conventionnelle, c'est une certaine opération de caractère prélogique : assomption du rôle par l'acteur : " l'acteur se glisse dans un fantôme" ; opération expressive par laquelle un corps se prête à exprimer un autre rôle que celui qui lui est ordinairement joint (cf. Sartre : l'Imaginaire).

La discussion entre la sensibilité ou la non-sensibilité de l'acteur est un problème mal posé : celui-ci est ému dans l'irréel ou dans l'imaginaire, il se mobilise tout entier pour produire ses rôles, mais, de ce fait, les vit dans l'irréel (s'il pleure, il saisit ses pleurs comme des analoga de pleurs réels) ; ce n'est pas le personnage qui se réalise dans l'acteur, c'est l'acteur qui s'irréalisé dans son personnage.

Nous pouvons dire alors qu'exprimer, c'est faire jouer un certain ròle par le corps en tant qu'il est capable de se laisser happer par d'autres ròles auxquels il sert habituellement. L'acteur percevrait très attentivement les expressions d'autrui qui lui permettraient d'exprimer autrui à son tour. […]

L'émotion du comédien est une émotion imaginaire, il substitue l'imaginaire au vécu. La situation imaginaire, cependant, ne devient jamais équivalente à une situation réelle et vécue, exprimer en ce cas, c'est habiter momentanément ce fantôme dont les traits principaux sont fixés par le manuscrit. Il nous apparaît bien, maintenant, qu'un acteur n'est ni une intelligence, ni une sensibilité, mais quelqu'un capable de s'irréaliser dans un rôle.

L'expression dramatique, alors, ne sera plus comparable aux mots du langage qui ont un sens rigoureusement défini mais à l'usage que nous faisons de ces mots dans la parole. L'écrivain ne se contente que d'user des signes de la langue selon leur valeur grammaticale mais il fait de 1'ensemble de la syntaxe un usage tel qu'une signification inédite apparaisse à l'auditeur.

L' expression dramatique consiste à parler avec le corps, a construire, avec les mouvements possibles du corps, un assemblage original qui rende la signification de la pièce. Le rôle n' est donc, en aucune manière, donné d'avance ce qui lé différencie nettement du rituel.

Précisons la nature de l'acte par lequel le corps du comédien devient capable d'interpréter un rôle.

Toujours nous retrouvons ce contraste entre une attitude passionnée et la froide raison.

" La joie du comédien apparaîtrait à la seconde où je prends a la brassée la situation, bouillant de passion et de froide precision" (Lucien Guitry).

L' acte par lequel le comédien assume un ròle est très bien décrit par Julien Berthot dans les actes du congrès d'esthétique, juillet 1937 " Actes du personnage ".

La genèse du personnage comprend deux phases successives:

1) Construction abstraite.

Il faut, avant tout, au comédien saisir la dynamique des rôles. Le rôle apparaît parmi les autres, situé a' travers la pièce, affecté d'une certaine densité.

Puis se livrer à une nouvelle analyse de la pièce du point de vue de son personnage qui devient alors une certaine manière d' agir et non plus comme tout à l'heure, une puissance d'agir. C'est là un travail d'intelligence mais tres particulier ; à travers cette analyse dramatique tous les personnages sont vus et compris en tant que conduites : l'intelligence est déjà toute proche de la réalisation dramatique.

2) Construction concrète.

Passage de la pièce lue à la pièce jouée. L'auteur ne donne pas a l'acteur un personnage auquel il n'ait qu'à adhérer, mais un ròle, de quoi construire un personnage, car en matière d' art il n'y a que la réalisation qui compte.

Une fois fini le travail analytique, tout reste à faire : l'acteur ne sait pas encore comment il jouera son personnage. Il trouve certaines expressions qui correspondent à son intention ; une attitude qu'il reconnaît comme étant celle qu'il cherchait ; il lui arrive de trouver dans un détail tout un style d'être ; il apprend à moduler un certain langage qui est celui de son personnage. […] Cette attente, cet effort pour assumer le ròle est une opération non logique.

Nous pourrions comparer ce cas à des cas plus simples habitude, imitation.

La théorie de l'habitude fut, pendant longtemps, prise dans l'alternative mécanisme corporel, opération vraiment intellectuelle. Et seul le fait de remarquer qu'elle est à égale distance des deux, permit les progres realisés depuis 25 ans.

On ne peut parler d'automatisme car, en ce cas, l'habitude fonctionnerait dans des conditions précises ; or, c'est un fait que les habitudes sont plastiques, ni les situations ni les instruments corporels ne sont fixés une fois pour toutes (transfert d'habitudes).

D'autre part, l'habitude n'est pas assujettie à des situations strictement définies, elle est une aptitude à répondre à un certain type de situations par une certaine forme de solution. L'opération de l'habitude est alors à la fois corporelle et spirituelle, c'est une opération d'existence dont le cas de l'apprentissage d'un rôle par l'acteur n'est qu'un cas très complexe.

Le problème de l'imitation, lui aussi, est testé insoluble tant qu'on l'a posé dans les termes classiques […]. Aujourd'hui ce problème est dépassé pour avoir donné droit d'existence à la notion de structure. Le corps d'autrui, en train de fonctionner, réalise dans ses mouvements le déplacement de certaines formes corporelles dont l'appréhension n'est pas la simple somme de perception des mouvements vus, et mon corps aussi m'est donné non comme une somme de sensations mais comme un tout. Entre les deux, il existe ce lien de la forme commune aux perceptions visuelles et tactiles, c'est à travers elles qu'ils communiquent. Tout se passe comme si les intuitions et réalisations motrices de l'autre se trouvaient dans une sorte de rapport d'empiètement intentionnel, comme si mon corps et celui d'autrui formaient un système.

Ces analyses de l'imitation nous font comprendre l'opération de l'acteur qui prête son corps a un rôle ne l'habitant pas d'ordinaire. Ce que j'apprends à considérer comme corps d'autrui est une possibilité de mouvements pour moi; nous pouvons dire alors que l'art de l'acteur n'est que l'approfondissement d'un art que nous possédons tous, mon schéma corporel se réfère au monde perçu, et aussi à l'imaginaire. […]

Il y a donc de la magie dans le théâtre, le jeu de l'acteur est un langage gestuel qui sécrete lui-même sa propre signification. Magie non parce que le sens serait dans le corps de l'acteur, mais en ce que le corps de l'acteur cesse d'être chose pour signifier parce que l'acteur entraîne mon propre corps dans la gesticulation du sien, le sens de ce qu' il fait n'est pas dans un esprit mais est au foyer virtuel de ses gestes, qui est précisément ce qu'on appelle le " drame". Les pensées du rôle n'existent que dans les gestes - il n'y a sur scène que des conduites et toutes les pensées sont conduites ; les objets ne sont présents au drame qu'en tant qu'ils sont intégrés aux gestes de l'auteur. C'est la prégnance du sens du rôle dans la conduite qui fait véritablement le grand acteur ; il y a, en lui, une sorte d'implication des autres comédiens (cf. Moreno: ego auxiliaires). La magie dramatique consiste en ce que, en même temps que le corps de l'acteur tout le reste est haussé à l'imaginaire par les liens qui s'établissent entre les objets.

La signification du theatre doit rester oblique ou laterale: tous les gestes ont un sens qui, par eux, est indique' mais non signifié au sens d'un indice. Le fondement de la magie est dans l'intentionalité qui relie notre corps au monde ; celle-ci n'est utilise'e que partiellement dans les gestes de la plupart des gens ; le comédien, lui, fait apparaître au bout de ses gestes des objets imaginaires. Cette magie n'est pas une force physique qui opérerait sur nous comme un agent pharmaco-dynamique, mais bien plutôt réside en ce que les gestes font émerger à la surface du monde des objets qui n existent pas et pourtant sont aussi signifiants qu'un objet vu et plus peut-être ; elle ménage des creux dans lesquels deviennent visibles des conduites des autres hommes. […]

L'attitude du comédien est symétrique de celle du public ; de même l'écrivain crée, au fond, un lecteur de sa manière et établit un rapport à sens unique ; le lecteur aimera l' écrivain dans la mesure où il l'exprime et le détestera car celui-ci aura toujours l'initiative. Il se crée ainsi un mythe de l' ecricain comme il y a un mythe du comédien. Cette attitude inhumaine tient à la vertu de l'expression qui aboutit, chez l'écrivain, à un prestige menteur et inévitable ; chez le lecteur, à une déception. […]

c) Dans la vie des sociétés comme la notre. - Trouvons-nous quelque chose d'analogue, la projection d'un individu dans un rôle imaginaire, dans le domaine de la vie effective ?

Sartre à la fin de l'imaginaire l'affirme, parce que, à son sens, toute conscience est une conscience qui imagine ; prendre conscience du monde, c'est, d'une certaine façon, le dépasser, or on ne peut jamais dépasser ce monde vers le néant (Sartre, sur ce point, donne raison aux analyses de Bergson), donc nous distrayons une partie de nous-même de cette opération sur le monde que constitue la perception, sur ce point, il y a image ; toute imagination est négation du monde sur fond de monde, elle realise une sorte de distension de mes rapports avec le monde ; toute conscience est alors nécessairement conscience imageante.

Si ceci est vrai, si toute conscience du monde est en même temps imagination du monde, il est impossible, à l'intérieur de la conscience, de ne pas rencontrer de l'imaginaire et l'on devra dire que toute vie est l'invention d'un rôle qui n'existe que par l'expression que je lui donne. La vocation consiste toujours dans cette décision libre de s'irrealiser dans un rôle. Gide distinguait un amour imaginaire et un amour réel, Sartre ne fait pas de différence dans la conscience, apparence et réalité se confondent. En effet, la conscience se définit par sa présence à elle-même ; par suite, le problème de la sincérité disparaît parce que profondément je ne suis rien. L'insincérité existe seulement pour ceux qui ne s'irréalisent pas complètement dans leur ròle. L'authenticité consiste à se donner sans reste au rôle que l'on a décidé de jouer (dans Le Rouge et le Noir, par exemple, les séminaristes accomplissent les actes d'une piété qui ne les habite pas : insincerite, dit Stendhal ; non pas, dirait Sartre : discordance entre deux realités). […]

Ma liberté est également en rapport avec ce que je vais faire, je me mise moi-même sur ce que je fais lorsque j'agis ; si vivre c'est inventer, c'est inventer à partir de certaines données. Chez Le Greco, par exemple, on peut dire que son passé lui a eté donné pour créer son oeuvre telle qu'elle est et à la fois que les données de son enfance nous apparaissent après coup comme des anticipations sur son oeuvre ; il y a donc un rapport circulaire de l'oeuvre à la vie et de la vie à l'oeuvre. Dans la vie d'un individu il se trouve des moments féconds où il est particulièrement expressif de lui-même, où il charge d'un sens inattendu et qui lui appartient certaines données de son passé, il lui trouve une signification à la faveur de quelque chose qui surgit en lui ou autour de lui. L'expression de soi-même est alors un échange entre ce qui est donné et ce qui va être fait. Quand il s'agit de l'expression dans la vie, il faudrait dire que la création expressive est encore assujettie à tenir compte d'autrui. Dans les récents écrits de Sartre il y a une certaine tendance a concevoir que toute donnée en nous vient d'autrui. Il rejoindrait alors, en un certain sens, l'analyse fameuse de l'amour chez Alain qui reprend l'idée de Pascal " On n'aime jamais quelqu'un, on n'aime que des qualités. " Alain admet que tout ce qui dépasse l'amour des qualités est construction selon laquelle je me figure qu'il y a en moi un amour. Le "je vous aime" n'a pas de signification, on ne peut pas se donner soi-même. La liberté du sujet se fascine en se livrant à l'image d'elle-même qu'elle a donnée à l'autre par les mots (Macbeth dominé par l'idée : "Tu seras Roi").

Sartre semble reprendre cette analyse à son compte. L'amour appartient au pour-autrui et non au pour-soi, "aimer c'est vouloir être aimé ", dit-il dans L'être et le néant (Gallimard, Coli. "Tel"); le rôle de l'amoureux nous le créons, nous le jouons. Ces analyses sont valabes si elles veulent dire que le ròle n'est pas écrit à l'avance, qu'il n'y a pas de fatum ; mais elles ne sont pas exactes si elles signifient que nous crèons le rôle ex nihilo. Cette complaisance de l'amour où la fera-t-on commencer ? Dans la perception, n'y a-t-il pas dejà un serment qui précède ceux qui pourront être échangés? Quand je perçois quelqu’un, ma perception jure ; elle peut se révéler illusoire ou valable. Si nous savions nous taire, il n'y aurait plus de passion? Ce n'est pas parce qu' on cesse de parler à autrui que l'on cesse de parler à soi-même ; il faudrait faire taire la voix intérieure, arrêter la perception. Dans la moindre perception, il y a des signes. Percevoir c'est déjà anticiper quelque chose et, en ce sens, chaque forme annonce un développement ; un amour avoué prend corps ; ici, le mouvement du langage ne fait que prolonger le mouvement mème de vie. Nos paroles construisent un mythe qui existe pour autrui même si nous ne disons rien ; et un mythe de moi-même se développe en tant que je suis moi-même expression.

Il existe aussi une illusion rétrospective autant que prospective du pour-soi je ne puis pas feindre que cette création de moi par moi dans la vie, soit sans rapport avec les données, je ne puis rêver de soustraire le moi à toute espèce d'interprétation par autrui ; il y a déjà une sorte de présence d'autrui en moi. On ne peut comparer ce rapport avec une salle de spectacle, où l'acteur joue, le public contemple sans se sentir impliqué. La différence avec ce qui se passe dans la vie est la même qu'entre jouer le sommeil et dormir ; l'amour consiste à se faire amour, toute la différence avec le théâtre tient à ce que, dans la vie, le rôle est assujetti à certains rapports avec notre passé et avec autrui. De cela il résulte quelque chose de mesuré dans les rapports public-acteur et quelque chose de démesuré, dans la vie, entre autrui et moi car nous ne pouvons, comme dans l'activité esthétique, limiter les responsabilités. On s'engage auprès d'autrui de telle manière que, de proche en proche, aucune limite ne soit possible. Au théâtre il est toujours possible de reprendre; pour moi, tout ce que je fais est absolu ; dans la vie on ne peut jamais se reprendre. Cet absolu de la vie peut se traduire négativement : il peut se faire que ce qui, pour moi, est secondaire, soit essentiel pour autrui, ou positivement: autrui peut repondre a mon intention. Dans tous les cas, la vie se déroule pour de bon tandis que les rapports écrivain-public sont des rapports en " comme si".

L'expression de soi dans la vie est semblable au comportement d'un rôle ; à travers ce comportement, j'aperçois une initiative en train de se lier. Dans les moments féconds seulement j'ai l'impression de percevoir non pas un rôle mais d'assister à quelqu'un, à la manifestation d'autrui. La perception d'autrui est celle d'une liberté qui transparaît à travers une situation en même temps qu'elle la transforme. On n'aime par que des qualités mais on n 'aime qu 'a travers des qualités. Mais alors autrui, en tant que vivant, est .toujours menacé par la possibilité de stéréotypie que renferme son rôle : il peut disparaître et ne laisser que son rôle.

Autrui peut m'apparaître tel qu'il est réellement mais il m'est donné aussi en tant que caché. Autrui ne fait que transparaître: il apparaît comme sens vivant, sens qui se conserve ou qui se dégrade.

De toute cette analyse, nous soulignerons que la perception d'autrui est la perception d'une liberté qui transparaît à travers une situation. […]